LENTEUR ET VULNERABILITE



"Nous sommes une nation d'adultes épuisés et stressés élevant des enfants avec des horaires bien trop chargés" Brené Brown

Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu ?, questionne Milan Kundera dans son ouvrage "La lenteur".

C'est vrai... Où sont donc ces rêveurs à la Rimbaud, empruntant des sentiers sauvages au grès de leur flâneries?
Où sont ces contemplatifs qui fustigent le règne du faire pour être?
Les oisifs heureux, dont le regard se perd dans les fenêtres ouvertes de la Vie?
Il semble, qu'effectivement, l'oisiveté soit devenue un mot péjoratif, synonyme de désoeuvrement, selon l'auteur....
Or, "  le désoeuvré est frustré, s'ennuie, est à la recherche constante du mouvement qui lui manque."

Pour Milan Kundera, Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l'oubli.
. Évoquons une situation on ne peut plus banale : un homme marche dans la rue. Soudain, il veut se rappeler quelque chose, mais le souvenir lui échappe. A ce moment, machinalement, il ralentit son pas. Par contre, quelqu'un qui essaie d'oublier un incident pénible qu'il vient de vivre accélère à son insu l'allure de sa marche comme s'il voulait vite s'éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, encore trop proche de lui.

Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnelle à l'intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnelle à l'intensité de l'oubli. 
 
Véra, ma femme, me dit : " Toutes les cinquante minutes un homme meurt sur les routes de France. Regarde-les, tous ces fous qui roulent autour de nous. Ce sont les mêmes qui savent être si extraordinairement prudents quand on dévalise sous les yeux une vieille femme dans la rue. Comment se fait-il qu'il n'aient pas peur quand ils sont au volant ? "
Que répondre ? Peut-être ceci : l'homme penché sur sa motocyclette ne peut se concentrer que sur la seconde présente de son vol; il s'accroche à un fragment de temps coupé du passé et de l'avenir; il est arraché à la continuité du temps; il est en dehors du temps; autrement dit, il est dans un état d'extase; dans cet état, il ne sait rien de son âge, rien de sa femme, rien de ses enfants, rien de ses soucis et, partant, il n'a pas peur, car la source de la peur est dans l'avenir, et qui est libéré de l'avenir n'a rien à craindre.
La vitesse est la forme d'extase dont la révolution technique a fait cadeau à l'homme. Contrairement au motocycliste, le coureur à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de penser à ses ampoules, à ses essoufflements; quand il court il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie. Tout change quand l'homme délègue la faculté de vitesse à une machine : dès lors, son propre corps se trouve hors du jeu et il s'adonne à une vitesse qui est incorporelle, immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase. 

 (....) Notre époque est obsédée par le désir d'oubli et c'est afin de combler ce désir qu'elle s'adonne au démon de la vitesse ; elle accélère le pas parce qu'elle veut nous faire comprendre qu'elle ne souhaite plus qu'on se souvienne d'elle ; qu'elle se sent lasse d'elle-même; écoeurée d'elle-même ; qu'elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire. »
 
Ainsi, nous nous noyons dans les activités, parce que nous désirerions oublier...
Oublier notre humanité. 
Notre mort?
Pas seulement... 

Il est intéressant d'écouter Brené Brown à ce sujet. Selon elle, nous nous noyons dans la surconsommation de tout: , bouffe, médoc, écrans, activités, pour nous anesthésier. Une façon encore d'oublier...
Oublier quoi?
Nos émotions pénibles. 
Et en particulier  notre vulnérabilité.
Mais nous ne pouvons pas anesthésier nos émotions de manière sélective... 
Boire de l'alcool, se gaver de sucre, s'oublier devant nos écrans, enchaîner les activités, va nous faire oublier un temps nos peurs, nos chagrins, nos déceptions, notre honte, notre isolement, notre vulnérabilité, mais aussi nos joies, nos gratitudes, notre bonheur...

Pour elle," la vulnérabilité, c'est l'incertitude, le risque et la mise à nu".  
Pour elle, ce n'est pas une faiblesse. c'est le goût de la vérité et l'odeur du courage.

Cet après-midi où je lisais Milan Kundera, ce génie littéraire, assise sur le canapé. Mon mari arrive en traînant des pieds, la mine maussade.
- Je m'ennuie...
Il est malade, et du coup, tout son beau programme pendant nos vacances s'est effondré.
Nos filles sont à leur cours de ski, notre fils dort. 
- Viens t'asseoir près de moi, je lui propose en souriant.
Les hommes... Un peu de fièvre, et les voici aussi vulnérables que des petits enfants...
Mais en vérité, comme il est beau dans sa fragilité !
Il s'allonge sur le canapé, la tête sur mes cuisses.
Il prend la télécommande et zappe. Tombant sur "une nounou d'enfer", une série américaine qu'il regardait enfant, il se laisse aller à la nostalgie. Je ferme mon livre, pour regarder avec lui. Nous rions ensemble, instant de complicité et de tendresse. Instant de bonheur, un brin régressif. Qui va devenir notre petit rituel pendant cette semaine à la montagne...
Lui et moi. Ne faisant rien d'autre que regarder une vieille série américaine... 
Son désoeuvrement initial s'est transformé en oisiveté recherchée, attendue. 
Instant inhabituel et imparfait qui s'est ancré en moi comme un moment de pure joie partagée.
Faire tous ces kilomètres pour regarder la télé... N''est ce pas extraordinaire, finalement?
Oui. 
Ralentir est nécessaire. Et si nous l'oublions, la vie se charge de nous le rappeler, il me semble... 
Mais pour certains, un peu tard...
Voilà pourquoi, il est important d'en prendre conscience.

S'arrêter un temps, et simplement accepter de se sentir vulnérable.
Ce n'est ni confortable, ni atroce...

Qu'est ce au juste? 

C'est accepter de se regarder vraiment, c'est avoir le courage de s'admettre imparfait, fragile, c'est en éprouver de la compassion, de l'amour pour soi-même.  
Alors, oui, j'ai été heureuse que mon mari tombe malade.
Car au fil des jours, j'ai senti sa tension diminuer. Je l'ai senti peu à peu lâcher prise et s'autoriser à savourer ce temps hors du temps, où il a cessé de vouloir tout contrôler, où il a cessé de s'agiter, de prévoir, de chercher à rentabiliser son temps, sa vie, à perfectionner notre quotidien, ses actes, pour tout simplement s'allonger, poser sa tête sur quelqu'un et s'abandonner à rire, à être bien, comme il est.  

Comme il est et non pas comme il aurait du être.

Et si nous envisagions notre vulnérabilité, non plus comme un fardeau, une faiblesse qu'il faut cacher, mais comme une nécessité? 
Finalement se montrer comme nous sommes, procure aussi joie et bonheur!
Accepter sa vulnérabilité nous rapproche un peu plus de nous même tel que nous sommes et non pas tel que nous voudrions ou devrions être.

De même, ralentir devient une source de plaisir et non plus d'angoisse, car nous prenons le temps d'apprécier ce qui est, avec ce que nous sommes. Ni plus. Ni moins.
Notre vie, aussi douloureuse et délicieuse soit elle, vaut ce petit pas de côté, vaut que l'on se souvienne d'elle.
Notre humanité, est juste là.
Dans la saveur de notre vulnérabilité.
Et c'est tout simplement magnifique.

Alors que sommes nous en train de faire en anesthésiant notre sentiment de vulnérabilité, par la vitesse, la surconsommation notamment??
Ne sommes nous pas en train de nous déshumaniser?....

 

Commentaires

  1. OSER la lenteur en ce monde où l'on confond précipitation et efficacité... Bon week-end !

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    1. Bonjour Evelyne,

      Oui,ce n'est pas facile parfois, de se placer un peu à contre courant...
      Mais j'ai entendu dire que la lenteur devenait dans certains endroits à la mode.
      Ils appellent ça la Slow attitude :))
      Beau concept marketing en perspective...
      Oser. Oui. Prendre le risque. pour soi et pour les autres.
      Et puis, parce que l'on n'a que cette vie...

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  2. Moi je vois de plus en plus le lien entre la lenteur et la non-violence ...............
    La lenteur la plus extrême , une lenteur intérieure que je recherche au plus profond , Là où cesse enfin toute guerre , tout combat , Là où les mots de victoire et de défaite n'ont plus aucun sens ......................

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    1. Bonjour Stéphanie,

      Lenteur et non violence, sont à mon sens également intrinsèquement liés. Lenteur dans le sens de prendre le temps. Donner du temps à la vie en soi et au monde.
      La non violence, je suis plongée dedans en ce moment. Sortir du système de pensée en bien/ mal, normal/anormal, raison/tord... Je ferais un retour sur mon blog de tout ce que j'en apprends :))
      Belle journée

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